Сборникът с разкази на Здравка Евтимова в превод на френски на нашия колега Красимир Кавалджиев D’un bleu impossible. Contes et nouvelles insolites („Невъзможно синьо. Странни разкази и приказки“) беше публикуван наскоро във Франция от издателство Le Soupirail. Сборникът е издаден с помощта на Националния център за книгата към НДК.
Здравка Евтимова е родена през 1959 г. в Перник. Пише от 1982 г. Автор е на пет романа и пет сборника с разкази. Някои нейни книги са публикувани в чужбина (общо 15 публикации). Нейни отделни разкази са публикувани в над трийсет страни.
Изданието включва разказите: „Кръв от къртица“, „Глад“, „Провансалска кухня“, „Възбудата от снощи“, „Гранит“, „Невъзможно синьо“, „Априлски дъжд“, „Писмата“, „Госпожица Даниела“, „Къщата“.
Предлагаме откъс от разказа „Гранит“, предоставен ни от преводача.
Granite
(extrait)
Sean n’avait plus d’argent. Tous ses amis l’avaient oublié. Il n’était pas en mesure de payer l’impôt sur l’appartenance à un sexe, ce qui signifiait qu’il ne pouvait plus être un homme. On le transformerait en pierre ; il soupçonnait qu’il deviendrait ensuite une poussière aveugle et sourde. Chaque particule de la poussière qu’il serait, entendrait ses pas à elle : Eïa ! Comment pouvait-il l’oublier ? À plusieurs reprises il s’était fait caillou pour elle. Jamais la famille de sa bien-aimée n’accepterait de payer à la place de Sean son impôt « sexe ». Ils ne voulaient plus le voir : ils se transformaient en une avalanche de cailloux lisses et il devait grimper ou les contourner pour arriver auprès d’elle.
Il devait tout endurer pour l’entrapercevoir. Ils étaient comme d’interminables rochers abrupts qui s’élevaient devant lui pour l’arrêter. Quand enfin il parvint à payer l’impôt « sexe », il fut informé par le père de la jeune femme qu’elle avait été transformée en sable ou peut-être en un morceau de granite. Sean partit à sa recherche. Comment pouvait-il être sûr que ce rocher gris qui se dressait en découpant le ciel comme un couteau était bien Eïa ? Il croyait pouvoir la reconnaître, il avait attendu trop longtemps – poussière oubliée, craie broyée et réduite en une poudre sans forme distincte, puis falaise au bord de la mer – ; aussi le savait-il : les pierres se reconnaîtraient entre elles.
Une fois, elle était un îlot en mer, puis il la découvrit sur la côte : dune chaude et solitaire. Eïa était un monticule de sable, il était le vent qui l’effleurait la nuit tout doucement, avec beaucoup de précaution. Il la désirait si fort qu’il était prêt à incarner un sol humide tous ces jours passés sans elle.
Sean avait vécu sous la forme de grès et de granite. Il était très patient. Parfois, il devenait fange par les automnes froids. Il avait travaillé comme terrassier pendant des années, d’interminables années. Les terrassiers étaient des êtres asexués : ils découpaient les pierres et portaient des sacs de sable que des maçons utilisaient pour construire des maisons. Il s’était mélangé à d’autres pierres et n’arrivait toujours pas à payer son impôt pour être un homme. Il avait été mur de maison, couche de gravier au pied de grands mausolées, tuile du toit d’un misérable taudis, cheminée obstruée par une fumée toxique. Il ne pouvait redevenir homme tant que la maison ne se désagrégeait pas, tant qu’un jour son toit ne fondait pas dans le midi torride, aussi longtemps que la cheminée ne s’effritait pas en poussières invisibles dissoutes dans la fumée.
Les terrassiers étaient des perdants, une populace désespérée qui vivotait pour accumuler de l’argent. Ils étaient extrêmement heureux lorsqu’ils parvenaient à subtiliser à gauche et à droite une poignée de sous. Ils tuaient d’autres terrassiers pour quelques piécettes. Ils n’étaient ni hommes ni femmes et ne pouvaient pas porter d’embryons. Après des siècles passés à construire des maisons et à tracer des routes en aveugle, ils arrivaient à payer leur impôt et devenaient hommes et femmes d’un jour. Sean savait pertinemment ce que signifiait d’être terrassier. En cette qualité, il avait réalisé au milieu du désert un jardin pour deux jeunes mariés. Il les regardait s’embrasser et il tournait tout autour pendant qu’ils faisaient l’amour. Sa tâche était facile : il fallait leur apporter à boire et à manger. Sa bonté semblait leur en imposer car ils le payaient généreusement.
Même lorsqu’il languissait en tant que terrassier, il n’oubliait pas Eïa. Il ignorait où elle était. Seulement, il espérait qu’elle n’était pas devenue terrassière comme lui. Il voulait économiser assez pour la racheter, pour payer son impôt. Ses parents pouvaient payer n’importe quel prix pour qu’elle restât jeune fille toute sa vie. Ses parents pouvaient lui trouver un homme différent chaque fois qu’elle était femme, mais Eïa…
Sean se souvenait…
– Tu es mon pain et ma faim, lui avait-elle dit. Je ne veux personne d’autre. Mieux vaut rester terrassière toute la vie… ou maison qui ne se désintégrera jamais, si tu n’es pas avec moi.
Sean ne voulait d’aucune autre fille. Il pouvait se permettre de rester homme pendant une heure chaque année. Il y aurait toujours des femmes pour lui. Il pouvait vite se trouver une bien-aimée qui l’aimerait aussi ; être une femme était un bref délice et chaque seconde de cette courte durée était précieuse. Il avait souvent vu un homme caresser une vulgaire pierre brunâtre : sa copine n’avait pas eu les moyens de payer et le temps qui lui était imparti d’être femme s’était écoulé irrémédiablement. Parfois, une femme tenait dans sa main un petit caillou. C’était l’homme qu’elle avait embrassé une minute plus tôt. Sean savait ce qui se passait après le baiser : les femmes jetaient les cailloux et se lançaient à la recherche d’autres amoureux. Chaque instant était source de bonheur. Chaque battement de cœur, une béatitude. Les hommes rejetaient de côté les débris grisâtres qui, le temps d’une inspiration, avaient été l’amour de leur vie. Personne ne perdait son temps.
Eïa hantait ses rêves. Le jour où il redevint enfin homme, par un bref après-midi d’hiver dans l’interminable année, Sean ne chercha pas d’autres filles.
C’est Eïa qu’il voulait.
– Tu es mon rivage et mon infini, avait dit Eïa, son Eïa.
– Il ne va pas bien, lançaient les terrassiers. Un fou à lier. Il doit être une pierre que nous aurions mal découpée.
Mais Sean n’était pas une pierre mal taillée. Il espérait qu’Eïa serait un petit caillou qu’il pourrait serrer contre son cœur.
– Je paierai un terrassier, lui avait-elle dit, pour graver ton nom sur moi, Sean, après qu’on m’aura transformée en pierre. Ainsi, tu sauras où je serai. Tu me retrouveras.
– Tes parents ne permettront pas que tu te transformes en caillou. Ils trouveront bien quelqu’un pour toi.
– Non, lui avait-elle répondu. Je ne serai la femme de personne d’autre que toi.
Il ne parvenait pas à la retrouver.
Pendant toute une éternité, il était demeuré un énorme bloc de granite, avant de gagner assez pour redevenir l’homme qu’il était. Il paya un terrassier pour qu’il gravât le nom d’Eïa sur le roc gris qu’il était devenu. Ainsi, il dilapida tout l’argent qu’il avait gagné pendant qu’il avait été sable et celui qu’il avait économisé en étant poussière et argile gluante. Le terrassier qui avait gravé le nom d’Eïa sur lui, pouvait se permettre, grâce à l’argent de Sean, d’être homme pendant une semaine interminable. Sean attendait.
Il était devenu un bloc de granite. Les vents le bousculaient, les brouillards dormaient sur lui, aussi toute sa surface était-elle glissante et glaciale. Des oiseaux se posaient sur lui ; sur le granite poussa une mousse qui se mit à détruire ses cristaux. En mourant à petit feu, Sean gagnait de l’argent. Il espérait que la mousse n’aurait pas recouvert le nom d’Eïa. Il priait pour que celui-ci demeurât profondément et fortement gravé en lui. (…)
© Le Soupirail, 2019.