The novel Dilettant by Tchavdar Moitafov translated into French by Krasimir Kavaldjiev

moutafovThe nov­el Dilet­tant by Bul­gari­an mod­ern­ist writer Tchavdar Mouta­fov has just been pub­lished for the first time in French. The nov­el has been trans­lated by our colleau­gue Krasimir Kavaldjiev. The book has been pub­lished for the first time in 1926 in Bul­garia and is con­sidered emblem­at­ic for Bul­gari­an lit­er­ary mod­ern­ism.

In France the nov­el is pub­lished by Le Soupirail with the sup­port of the Bul­gari­an Nation­al Book Cen­ter under the Nation­al Palace of Cul­ture. Its present­a­tion is sched­uled for Fer­bru­ary 16 in the Bul­gari­an Cul­tur­al Cen­ter in Par­is.

 

An extract from Dilet­tant fol­lows:

 

Tchavdar Mouta­fov, Le Dilet­tante (extrait)

traduit du bul­gare par Krassimir Kavaldjiev

© Édi­tions Le Soupirail, 2016

 

 

 

J’aime les par­fums, les sons, j’aime les couleurs, les teintes vives dans la rue en fête, j’aime tout ce qui me sidère et m’assujettit à la vie : j’aime ma déchéance. Je suis faible, je le sais, et mes sens con­voit­ent la beau­té, mon âme n’a pas la force de com­battre les objets et leurs assauts mys­tiques ; même quand elle les renie, elle leur est sou­mise. Mes yeux sont assez sou­mis, peut-être trop : ils lais­sent pass­er la lumière pleine de leur­res, et ils péris­sent, avides, dans la ter­reur col­orée des choses. Ils brûlent en jetant des étin­celles au dur con­tact avec la matière, et dans mes yeux semblent s’exécuter des sac­ri­fices : ce sont les mirages expir­ants de l’âme.

Ah ! j’aime les par­fums, ces images presque spirituelles de la matière : l’odeur du bois blanc verni ; l’étrange enivre­ment d’essence et de caoutchouc que répandent en été les auto­mo­biles dans la rue asphaltée ; l’haleine mys­tique d’un piano ouvert, tel un mur­mure de son âme musicale ; le par­fum séduis­ant et douloureux des gants de bal mêlé à la poudre, l’arôme d’un corps fémin­in et la fumée de cigar­ette ; j’aime les effluves du luxe, du sport et de la danse ; les éman­a­tions des vête­ments d’été pro­pres séchés au soleil, l’odeur des canapés de cuir et le dangereux arôme des étuis à bijoux de velours.

J’aime le par­fum des orch­idées – cette pure odeur de corps nu et de péché ; j’aime l’ambre en hiver, quand les stores sont bais­sés, au milieu des contes blêmes de la cheminée de faïence ; j’aime l’héliotrope autour d’un verre de sherry et au milieu de gros éven­tails de plumes ser­rées à l’aide d’agrafes en or ; j’aime le fant­astique nerveux et volup­tueux de la Peau d’Espagne[1] rouge comme le sang, amer comme le pois­on, brûlant la peau comme un baiser. J’aime l’iris, le trèfle, la lavande et le musc ; les flac­ons car­rés de cristal aux bouchons d’argent ; les effluves embaumés et éthérés d’une arm­oire ouverte ; l’arôme assoupi des vieux canapés de bois rose tapissés de soie ; j’aime l’odeur des chats, du corps enfant­in et des cheveux fémin­ins.

Hélas ! j’ai mes habitudes, de stu­pides petites habitudes de la grande ville, ridicules et chères comme un conte de fées. J’aime pass­er sous des fenêtres ouvertes der­rière lesquelles on joue du piano ; j’aime le fracas d’un fiacre attardé la nuit dans une rue déserte ; j’aime les klax­ons des auto­mo­biles, les sig­naux des loco­mot­ives de manœuvre, le rugisse­ment mat­in­al des sif­flets d’usines. J’aime le rire des femmes devant les tables de marbre et les grandes vit­rines ; le bruit vague et nerveux des hôtels ; les sons de l’orchestre mêlés au tinte­ment de cristal sur la table du déjeuner ; le claque­ment sec des boules de bil­lard, les coups ensom­meillés de l’horloge, la musique des auto­mates. J’aime l’écho d’un orchestre loin­tain qui joue une marche de parade ; la triste van­ité des cloches ; le chant de la plu­ie de prin­temps, le frou-frou du linge des femmes, le souffle du vent qui soulève un pan de rideau de soie. J’aime le moment de silence incer­tain des foules, le calme étrange des églises, les heures d’après-midi dans les res­taur­ants silen­cieux, l’apaisement nerveux du jour de fête ; j’aime le faible mur­mure de la prière.

Ah ! mon âme brûle d’envie pour les mur­mures, les sons, les cris – pian­is­simi rêvés de viol­ons ; elle con­voite le doux pois­on des hauts-bois, l’appel flou et mys­tique des cors de chasse. Mon âme con­voite les sons qui trans­per­cent l’espace comme des flèches, les doux fils démêlés de con­son­ances, le crépus­cule par­fumé et son­ore d’harmonies. Je m’afflige des soirées saintes et solen­nelles dans la salle de musique, lor­sque dans l’orchestre se déchaîn­ent les rêv­er­ies de l’âme dans des éclats purs ; les can­tilènes dans les viol­ons, les chro­mat­ismes dans les instru­ments en bois ; les tubes qui dédoublent le rythme pour le pré­cip­iter, à tra­vers les trom­bones, dans un appel auda­cieux et jubil­atoire ; la tem­pête et le cri de mort des tim­bales et des cym­bales ; la mort de Siegfried : tam-tam !

C’est alors que sur­vi­ent le cri des couleurs, le tam-tam du bleu out­re­mer, la mélod­ie de l’ocre, les con­son­ances du pourpre. S’allument alors des feux, des étoiles de rubis, des lunes d’émeraude, des soleils d’opale ; de courts ray­ons scin­til­lent tels des épées, de doubles orbites s’entrelacent, des éven­tails spec­traux se déploi­ent. Ah ! l’ivresse des couleurs : voir des arcs, des éclats, des lignes den­telées, des points tranchants. L’avidité des yeux de trans­gress­er la lim­ite du vis­ible, les ray­on­ne­ments qui car­bonis­ent l’âme jusqu’à l’os, le chant bruyant des couleurs dans le sang. Le bari­olage des sur­prises : le pan d’un ciel d’or sombre, gravé de minces filets d’arbres noirs ; les ombres de la lumière élec­trique dans lesquelles les objets parais­sent rouge fon­cé ; les reflets phos­phor­es­cents dans un étang par une nuit de lune. Oh ! la bigar­rure soudaine des foires, les couleurs ardentes des affiches, les feux d’artifice et les pro­jec­teurs du soir : la rue ivre de nuit.

Teintes flam­boy­antes, col­or­is lumineux, ces cris stridents d’oiseaux de feu, couleurs qui arrachent à l’âme des étin­celles : teintes magiques de faste et de luxe ; les lumières, les lumières qui chantent : l’électricité, l’acétylène, le gaz aéri­en, le feu de Ben­gale. Je les désire à mort, jusqu’au crime, jusqu’au blas­phème : je désire les feux de l’enfer…

Ah ! je voudrais être lumières et sons et par­fums, trans­former ma vie en un seul mirage éter­nel de beau­té ; mes pauvres sens sont fort avides, trop avides, et c’est en vain que mon âme meurt foudroyée. Je le sais : je suis esclave de la vie et je cher­che inutile­ment sa beau­té. Je sac­ri­fie en pure perte ma sombre et douce rêv­er­ie. Car je péris – et je savoure ma perte. J’aime la vie !

 

[1]              En français dans le texte. Par­fum très com­plexe et lux­urieux qui existe depuis le XVIème siècle. Ini­tiale­ment con­çu pour par­fumer le cuir, il est ensuite adapté à un usage cos­métique. (NDT)